Le Bus 84 stoppa rue Royale, juste quelques secondes, le temps de laisser monter deux jeunes gens. Ils restèrent à l'avant. Ils parlaient haut, ils riaient. Déjà nous laissions la Madeleine à notre droite, la circulation était encore dense à cette heure avancée de la soirée. La Porte Champerret, ce n'était pas pour tout de suite. Il me restait le temps de me souvenir, celui de l'oubli viendrait plus tard, chaque chose à sa place, on appelle cela l'ordre. Devant moi, sur un siège que je savais taggué au marker était affalé un quidam ventripotent un citoyen lambda. Je me pris à le haïr. Et pourtant, il n'y était pour rien.

Il ne savait pas qu'il occupait sa place, une place qui à l'époque était plusieurs jours durant restée inoccupée jusqu'à l'arrêt de la rue Royale, jusqu'à ce qu'elle monte d'un pas alerte et vienne s'asseoir juste en face de moi. Ses jambes étaient si longues que même ramenée sous son siège, elle ne pouvait empêcher ses genoux de venir frôler les miens. Le premier jour, elle s'en était excusée d'un sourire tout juste esquissé. Son regard s'était posé sur moi, furtif, une fraction de seconde. Elle avait ensuite fermé les yeux, emportant, je l'espérais mon visage. C'est à cet instant précis que j'étais tombé dans l'amour comme une pierre au fond d'un gouffre sans fond.

Chaque jour le courage me faisant défaut je ne pouvais lui adresser la parole, retenu que j'étais par la peur de me montrer banal, ordinaire, en bref de me conduire en blaireau. A défaut donc de pouvoir la connaître, de chaque jour la découvrir un peu plus, je choisis de lui inventer une vie, me disant que le moment viendrait bien où je pourrais m'armant de courage et faisant preuve d'imagination faire irruption dans son quotidien, le bouleverser, tirer un véritable feu d'artifice dans sa vie. C'était j'en conviens aujourd'hui une version revisitée, dérisoire du Château de la Belle au bois dormant, ma princesse sommeillait elle dans les embouteillages sous le crachin parisien. Elle s'appelait Mélancolie, elle avait les yeux sombres d'une fille du Sahel, un pays qu'elle n'avait jamais connu. Ses parents repoussés par la famine de camps de réfugiés en camps de réfugiés, l'avaient un jour abandonnée dans les bagages des ONG. Mélancolie aux mains frileuses, dont les longs doigts s'agitaient fébriles, pianotant sur un sac en skaï noir était t'elle une "sans papier" ou une régularisée. Il m'aurait sans doute suffi de quelques mots pour le savoir, quelques mots qu'elle attendait manifestement, tout en elle le criait jusqu'au souffle qui soulevait sa poitrine. Je ne disais mot et lorsque le bus stoppait porte de Champerret, Mélancolie se levait, lentement, comme à regret. Il ne me restait qu’à regarder sa silhouette disparaître dans la pénombre.

Ainsi alla la vie. Le week-end, je tournais en rond dans mon deux pièces cuisine, salle d’eau, après avoir fait provision de cigarettes. Le lundi tout rentrait dans l'ordre. Pourtant je me souviens, de celui qui différa des autres. Il ne pleuvait pas mais la brume enveloppait l'obélisque et Mélancolie ne vint pas prendre sa place devant le siège pourtant toujours resté inexplicablement vide devant moi. Elle choisit de rester debout, me tournant ostensiblement le dos. Le lendemain, cependant elle était là, à nouveau, assise les genoux serrés; avec toujours ses mains qui pianotaient sur le sac en sky noir.

Une nuit courte gangrenée par l'insomnie et entre deux rêves qui n'en étaient pas, la résolution me vint avec un courage soudain, que je pris pour un don du ciel. J'allais, c'était décidé, parler à Mélancolie, lui dire qui j'étais, d'où je venais et quel amour pour elle m'emportait irrésistiblement vers les années à venir.

Ce jour là, le 84 était à l'heure, ni plus ni moins bondé qu'à l'habitude. La pluie luisait sur les marches de la Madeleine et Mélancolie ne vint pas.

Elle ne vint jamais plus.

ET moi, j'en vins, peu à peu à l'oublier, jusqu'au jour où feuilletant un magazine de spectacle, sa photo m'apparut, fulgurante. C'était bien elle, à n'en point en douter, Mélancolie, la fille que j'avais imaginée du Sahel, une peut-être "sans papiers", c'était elle, la vedette d'une comédie musicale que l'on donnait depuis déjà quelques mois au Théâtre Saint Martin. J'exultais, j'avais retrouvé Mélancolie, le hasard me l'avait rendue et cette fois j'étais bien décidé à ne pas laisser passer ma chance.

Le soir même, on affichait complet au Théâtre Saint Martin. Peu m'importait, j'allais l'attendre à l'entrée des artistes, une porte dérobée devant laquelle patientait malgré la bruine, une vingtaine de chasseurs d'autographes. Décidé à jouer le jeu, à ménager l'effet de surprise, je m'étais muni du magazine où j'avais découvert sa photo et bien entendu d'un feutre. Dès qu'elle apparut ce fut une légère bousculade. Je patientais, l'éternité ne m'appartenait elle pas. Maintenant Mélancolie était devant moi. Nous étions seuls, les chasseurs d'autographes satisfaits s'étant éloignés. Je lui tendis le magazine. Elle eut un regard pour sa photo, leva la tête, m'adressa un sourire furtif que je crus malicieux, saisit le feutre que je lui tendais, griffonna un mot sur le magazine, me le rendit, me sourit encore et s'engouffra dans le taxi qui l'attendait.

Amicalement ! Le mot barrait sa photo. Impitoyable ! Mon feutre avait même légèrement bavé sur le visage de Mélancolie. La pluie avait cessé. J'attendis sagement que le rouge passe au vert avant de traverser le boulevard. Je n'étais pas pressé de rentrer chez moi. Je prêtais l'oreille et j'entendis la pierre de mon amour qui touchait enfin la surface de l'eau au fond du gouffre. Cela fit plouf, puis plus rien.

Plus rien que la pierre qui descendait au fond des eaux sombres. Elle y repose désormais

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