Le train filait. C’était le Nord Express. Je me souviens. Je crois me souvenir. C’était hier, c’était loin, à moins que ce ne soit demain. La gare de Köln (Cologne en français, comme l’eau qui sent bon), je ne sais pas, je ne sais plus. Elle, la passagère d’en face croit tenir sa vengeance. C’est stupide que je sache. Elle espère quoi, la pauvre fille. Les années passent et le Nord express poursuit son chemin, convoyant de langoureux italiens, rêvant, innocentes ou pauvres créatures, de scandinaves platinées. Sait-elle seulement la passagère d’en face, qu’à un certain moment venu, et il vient toujours, plus vite parfois qu’on ne le voudrait, il n’y a plus rien à espérer, à attendre, où seulement une floraison de tendres souvenirs, par exemple une frêle jeune fille brune, sur le quai d’une gare, qui agite un brin de jasmin, qui sourit à celui qui s’enfuit et dont elle pressent qu’il ne reviendra jamais, never more, never more.

Le Nord Express est devenu désormais un train propre, électrifié, sans escarbilles de charbon, avec plus personne pour se pencher à la portière. Péricolosi e sporghessi. Tu te souviens. Non tu ne te souviens pas ou tu fais semblant de ne point te souvenir. Moi si, je me souviens, les yeux ouverts, écarquillés, comme si c’était hier ou alors demain dans un rêve fabriqué au fond d’un verre de whisky.

Quand elle a faut glisser la porte du compartiment, une bouffée d’air froid est entrée avec elle et quand je pale de froid, c’est peu dire, glacial il était cet air venu d’ailleurs, de derrière les miroirs où la mort se cache, tapie, sournoise. Il n’était pas seul mais accompagné d’un étrange parfum, celui que dégage des fleurs tout juste décomposées, un parfum morbide et enivrant.

Elle portait un imperméable mastic, tout ce qu’il y a de plus ordinaire et un maigre bagage de toile qu’elle fit glisser d’un coup de talon sous la banquette, en moleskine usée, cela je m’en souviens très précisément, comme je me souviens de ses bottines aux talons légèrement éculés et de ses genoux un instant découverts par le regard que je laissais glisser entre mes paupières mi-closes. Je sentais son regard se poser sur moi, impudique, froid comme l’air qui était entré avec elle. Elle me devinait, me sondait, me soupesait. Il allait falloir me défendre. Et pour cela que faire d’autre que l’imaginer, percer son mystère, à travers les quelques indices déjà en ma possession, ce parfum insolite, cet imperméable mastic, ces bottines éculées et ces genoux de lune qui me faisaient frissonner d’autre chose que de froid. Elle était, probablement de nationalité allemande. Lui donner un prénom, c’était la première chose à faire. Anke, cela lui allait comme un gant. Anke quelque chose, Anke Machintruc ou plutôt Anke uberalles, cela convenait bien à une germaine, cela sonnait Wagnérien.

Elle venait de décroiser ses jambes, pour me troubler sans doute.

Que pouvait donc faire Anke dans cette vie que l’on dit de tous les jours, comme si la nuit n’existait pas ; comme s’il n’y avait de possible, de vie de toutes les nuits, de vie rêvée, inventée ou encore de vie sur mesure, une sorte de prêt à porter, grand faiseur, sortie de l’imagination de quelque poète égaré. A défaut de rêve, c’est la réalité qui m’éclaboussa. Bille en tête. Anke, cela coulait de source autorisée, était un flic, un flic en mission. Comme pour me donner raison, elle venait de chausser des lunettes, des lunettes noires pour faire disparaître ses yeux gris comme la crosse d’un pistolet. La comparaison vaut ce qu’elle vaut, pas grand chose, mais c’est celle qui m’est venue à l’esprit à l’instant ou le contrôleur faisait glisser la porte du compartiment. En bon teuton, il nous salua militairement avant de nous demander nos billets. Elle lui tendit le sien sans même sourire, sans même le regarder. Je sentais à travers les hublots noirs, le regard gris toujours posé sur moi, immuable, fixe. Elle me trouve suspect, pensais-je, trop brun, de type méditerranéen, à surveiller de près. Peut-être voit-elle en moi un trafiquant, voire un proxénète sur le retour qui va relever ses compteurs à Nidelham, un quartier chaud du port de Copenhague… Sur, Anke était dans les stups. Elle était entrée dans la police stupidement pour faire comme papa. Elle avait même participé à un stage en France, à Strasbourg plus précisément, au commissariat de la «nuée bleue », un drôle de nom, me direz-vous pour un commissariat, mais c’est ainsi. Aujourd’hui elle partait en mission dans le cadre d’une enquête drivée par Interpole.

Elle voyageait en seconde pour ne pas attirer l’attention des maffiosi qui occupent les wagons-lits. Etait-elle armée ? Sans doute qu’oui. Où pouvait-elle bien dissimuler son calibre, dans son maigre bagage de toile coincé entre ses bottines… Je m’obligeais à ouvrir les yeux et mon regard se heurta aux hublots noirs. Les lèvres de Anke eurent un frémissement et j’eus un court instant l’impression qu’elle allait enfin parler, m’adresser la parole, mais rien, toujours le silence pesant, sa voix qui restait inconnue et ce parfum. Ou l’avais-je déjà perçu cette odeur ? Car il s’agissait plus d’une odeur que d’un parfum. N’était-ce pas dans un cimetière ? Sans doute mais pourquoi s’attachait-il à Anke, d’une façon à la fois mortifère et voluptueuse. Mais bien sur, comme disait l’inspecteur Bourrel à la télé, mais bien sur, Anke venait de perdre son flic de papa, victime d’une cirrhose contractée dans les arrière salles de police. D’où les hublots noirs pour cacher ses paupières gonflées, pour masquer le regard gris embué par le chagrin. Elle était seule au monde maintenant, sa mère s’était enfuie il y a bien longtemps avec un bel italien. Ce qui expliquait, sans le justifier, le ressentiment qu’elle éprouvait désormais pour les peaux mates, brunes.

Cette fille te hait, me dis-je, et cette pensée loin de m’accabler comme elle aurait du, m’excita ou plus précisément me rajeunit de quelques années. Je posais un regard prolongé et que j’aurais souhaité concupiscent sur ses genoux, avec l’espoir de la voir pudique, rougissante, rabattre sur eux les pans de cet épouvantable imperméable mastic mais elle ne broncha guère. J’éprouvais alors, un sentiment violent de frustration, une furieuse envie de la secouer, de lui expliquer qu’il n’y avait pas de belle indifférente qui tienne la route, de belle indifférente qui ne fasse ses enfants autrement que dans la boue, d’ôter les hublots noirs d’un revers de la main, de les fracasser, de rendre sa liberté au regard gris, mais je me suis souvenu que je n’étais plus tout jeune, que les émotions fortes m’étaient déconseillées sous peine d’être fatales, comme les femmes qui le sont, hélas, de moins en moins. Peut-être n’avait-elle pas conscience de ma présence. Peut-être n’était-elle qu’une illusion. Peut-être étais-je moi même une illusion, tout au plus une image floue qui va au gré des vents, qui va, comme la route, qui et qui n’en finit pas. Qui a parlé de pleurs et de sanglots ? Ce sont tout simplement les roues du Nord Express qui freinent et gémissent, les roues du Nord express qui entre en gare ? C’est la frontière. Il va nous falloir la franchir, Anke et moi, bras dessus, bras dessous. Je porterais son maigre bagage car les latins sont galants, c’est bien connu. Je secoue la tête pour me débarrasser de ce rêve amollissant. Dehors des hommes s’agitent. Le nord Express va prendre place, démantibulé, désarticulé, privé de sa noblesse, dans un ferry boat. Le nord express devenu un énorme bagage de ferraille encore brûlante va voguer et ses passagers arrachés à leur sommeil vont se précipiter pour acheter tabac, alcool, parfum hors taxe. La mer chante d’ailleurs, « free free ». Pourquoi ne pas chanter avec elle ? J’ai envie de fumer, de boire de l’alcool, de monter sur le pont, de respirer en regardant les mouettes qui vont nous escorter tout au long de la traversée.

Anke est debout, plus grande que je ne l’imaginais, mince. Je la regarde et j’ai le vertige. Comme je ne peux sortir du compartiment sans qu’elle ne s’efface, je pose la main sur son épaule, sur l’imperméable mastic et bêtement je dis «scusi ». J’aurais pu tout aussi bien dire, «excusez- moi". Non, j’ai dit «scusi » en bon petit coq latino. Elle a fait un pas sur le côté, aérienne. La porte a coulissé et une bouffée d’air moite a envahi mes poumons. Un pas, deux peut-être et c’est arrivé. Tout juste, si à l’instant, j’ai senti une douleur sourde au-dessous d’une omoplate (la droite, paraît-il, je l’ai su plus tard) et un léger goût de sang, pas trop désagréable, a chatouillé mes papilles. Ensuite le soleil s’est couché alors qu’il venait tout juste de se lever, la houle s’est faite plus forte. Une grosse fatigue a pesé sur moi et je me suis allongé dans le couloir, quelqu’un m’a enjambé, des mains inconnues m’ont effleuré, la musique est devenue lointaine, la mer ne chantait plus «free free taxe ». J’étais bien, cotonneux, on me berçait, j’ai eu une dernière pensée pour Anke, mais ou diable pouvait-elle cacher son calibre et que pouvait-elle dissimuler derrière ses hublots noirs.

A l’hôpital de Copenhague les infirmières étaient gentilles mais pas aussi blondes que je l’aurais souhaité. Le médecin chef (je pense qu’il l’était chef) m’a expliqué dans un excellent français avec tout juste ce qu’il fallait d’accent, que j’avais une chance incroyable (à la vérité, il avait dit incrédible »), aucun organe vital n’avait été touché et logiquement je ne devrais conserver nulle séquelle de cette mésaventure. Je reçus ensuite la visite d’un inspecteur de police, très poli, mais manifestement d’un rang subalterne, ce qui me contraria. Il s’exprimait dans un «franglais » laborieux. Il prit ma déposition, concise, ce dont manifestement il me sut gré et échange de bons procédés me donna quelques renseignements sur ce qu’il était devenu de mon agresseur.

Elle s’était laissé arrêter sans opposer la moindre résistance. A ses pieds on avait trouvé le ciseau qui lui avait servi à me frapper. Elle n’est pas connue de nos services, m’expliqua le policier avec l’aide de l’infirmière de garde qui parlait un anglais correct et avait une belle poitrine. C’est, poursuivit-il, une maniaco- dépressive, toxicomane à l’occasion, actuellement en observation dans un hôpital psychiatrique de Copenhague.

Mais pourquoi, demandais-je, pourquoi m’avoir frappé. Voulait-elle me tuer ?

L’inspecteur haussa les épaules. Elle a dit que vous ressemblez à quelqu’un qu’elle avait aimé et qui lui avait fait beaucoup de mal.

Cela me fit plaisir et je ris de bon cœur malgré mon omoplate douloureuse. L’inspecteur eut l’ait choqué et l’infirmière également. Pourquoi riez-vous, me demanda t elle, en haussant les épaules. Je regrettais de ne pouvoir en faire autant.

- C’est cette question de ressemblance qui m’amuse, regardez-moi, mon âge, ce devait être dans une autre vie.

Ils me regardèrent, manifestement sans comprendre ce que je voulais dire. Mais qu’ils comprennent ou pas, cela n’avait guère d’importance. Nous avons échangé encore quelques propos. J’ai cru saisir qu’il n’y aurait pas de procès. Elle serait vraisemblablement déclaré irresponsable et après soins expulsée vers son pays, l’Allemagne. De mon côté, j’avais déjà pris la décision de ne pas porter plainte. A quoi bon !

Un détail lorsqu’on lui demanda son prénom, elle répondit : « Anke ».
C’était faux, l’enquête de personnalité le démontra. Je n’ai rien voulu savoir d’autre. J’avais sommeil.

Je me souviendrais toujours de la passagère d’en face, de son imperméable mastic, des ses hublots noirs, de son pauvre sac à bagage, de ses genoux de lune, et de cet inconnu, cet «étranger noir à qui je ressemblais comme un frère » et qu’elle avait aimé.

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